Vieillir ailleurs : les immigrés sont-ils un sujet tabou ?
L'immigré vieillissant souffre d'un double déficit d'image dû à son âge et à son statut (ou son absence de statut). "L'enracinement" (Armand Colin), l'enquête menée par la sociologue Claudine Attias-Donfut et ses collaborateurs, souligne cette perte préjudiciable à l'individu mais tout autant au tissu social. Les résultats de l'enquête, présentés le jeudi 22 mars lors d'un dîner-débat de l'association Télescopages, sont corroborés par les expériences de terrain menées par Le Café social et Accordages.
"Vieillir ailleurs : les immigrés sont-ils un sujet tabou ?" Telle était la question posée lors du dîner-débat tenu par Télescopages, à la Maison ouverte (Paris 14e), le 22 mars dernier. Qui sont les vieux immigrés ? Comment vieillissent-ils en France ?
Quelle image médiatique ? Quel degré de préoccupation pour les pouvoirs publics ?
Privés d'autorité par leur dévalorisation sociale
La soirée, animée par Jean-Yves Ruaux (Seniorscopie.com) n'aura pas apporté une vision panoramique du sujet mais plutôt, à travers des interventions documentées, la certitude qu'une population âgée, méconnue, vit souvent aux marges de la cité. Elle est parfois observée avec condescendance par l'institution, les médias et les politiques. Pourtant, elle produit des efforts structurés pour manifester une volonté d'intégration qui l'amène même à une préférence pour son pays d'adoption.
Mais, l'opinion publique fait souvent peu de cas des immigrés âgés, notamment Maghrébins.
Le manque de culture, de connaissance, voire d'empathie, conduit même les médias, à en donner une représentation non différenciée. Pourtant, les immigrés ne peuvent être traités en un seul bloc et de façon indistincte. Mais, souvent l'information mélange allègrement âges, origines et statuts, avec un traitement informatif relevant plus souvent du fait divers que de rubriques plus valorisantes. Pourtant, la plupart sont présents sur le sol français depuis plusieurs décennies. Ils y sont plus attachés que l'essentiel des Français d'origine "caucasienne".
Beaucoup n'ont pas - ou plus - de famille, en France, comme dans leur pays natal. A l'occasion de la sortie de l'ouvrage "L'Enracinement" (Colin), de Claudine Attias-Donfut, et alia, Philippe Daveau, historien, chercheur à la Cnav, détaille une sociologie plus complexe qu'on ne l'imagine couramment. Cette soirée aura été l'occasion de livrer les conclusions de cette première grande enquête française sur le sujet. Plus de 7 000 personnes ont été interrogées.
Le résultat obtenu montre qu'une meilleure prise en considération de la composition de cette population, et notamment une revalorisation du rôle des grands-pères aux yeux de leur propre communauté, aurait été productive en termes de relations sociales.
Ils sont souvent arrivés en France dans les années cinquante-soixante, comme ouvriers ou mineurs. Ne pas les avoir jeté sans plus de ménagement "après usage", aurait sans doute évité pour une part l'institution de zones de non droit et le délitement du lien social, voir la montée des antagonismes. Leur double absence de statut - vieux et retraités - les a privés de la position du patriarche au regard de leurs petits-enfants et de l'autorité sociale de la parole qui y est attachée.
Les pouvoirs publics n'avaient pas prévu qu'ils resteraient.
A côté de Philippe Daveau, Moncef Labidi, fondateur et directeur du Café social, expose une expérience inédite en Europe, qui permet à de vieux immigrés de venir se poser et sortir de leur isolement. Il aura montré le rôle de maillage social qu'ils auraient pu jouer. Par ailleurs, Mohamed Malki (Accordages) aura détaillé comment le fait de favoriser la participation sociale des migrants âgés aide à une meilleure harmonie relationnelle. Les immigrés vieillissant en France cumulent deux handicaps : ils sont vieux, et ils sont immigrés. Conséquence une image sociale doublement dépréciée au regard du jeunisme ambiant. De plus, leur destinée rassemble de nombreux paradoxes. C'est le cas notamment des immigrés d'origine maghrébine, les Chibanis, les "anciens".
En effet, arrivés en France, pour la plupart depuis plusieurs décennies, recrutés pour les travaux pénibles de la grande industrie au temps des Trente glorieuses, ils n'avaient jamais imaginé vieillir sur le sol français. Pas plus que ne l'avaient pressenti et préparé (et souhaité) les pouvoirs publics français. Résultat, ces vieux maghrébins ne bénéficient d'aucun accompagnement adapté, notamment sur le plan administratif et sanitaire. Pourtant, leur santé est souvent précaire, du fait de conditions de travail très pénibles (bâtiment, automobile) Autre paradoxe : alors que nombreux sont ces ex-travailleurs à avoir participé à la construction de la plupart des logements des années 60, ils ont très souvent vécu dans des habitats inadaptés, seuls ou en famille. Aujourd'hui, ces logements sont encore plus inadaptés pour des occupants vieillissants, qu'il s'agisse de foyers, d'hôtels meublés, de chambres ou d'appartements.
Les Chibanis, des retraités invisibles
Leur inadaptation devient parfois cruciale avec la perte d'autonomie pouvant atteindre de manière précoce des travailleurs manuels éreintés. Autre difficulté : ils sont arrivés en période de plein emploi mais ont ensuite été les premiers à faire les frais des mesures d'ajustement d'effectifs. Résultat : des prolongations de carrière plus fréquentes que chez la moyenne des travailleurs du secteur secondaire, en raison de "trous" et de périodes de chômage.
Le débat a permis d'évoquer les conditions de vie de ces vieux Chibanis. Ces échanges ont détaillé diverses expériences destinées à les aider à trouver une place plus digne de leur vécu et plus sereine, au dépens de "l'invisibilité" et de l'exclusion dans laquelle la société française les a parfois tenus (Voir Notre Temps, juillet 2005, "La France découvre ses immigrés âgés")
Philippe Daveau met en avant l'extrême diversité des trajectoires migratoires, mais aussi des identités et destinées. Reste une constante inattendue : le mode de vie des immigrés tend à se rapprocher de celui des "autochtones". Ils manifestent un profond attachement à la France, aspirant pour la plupart à y vieillir et même parfois à y mourir. Un tiers environ des immigrés originaires du Maghreb ont, par exemple, fait le choix, dans cette enquête de ne pas privilégier un enterrement au pays natal. Les deux autres tiers expriment le sentiment inverse, c'est-à-dire qu'ils espèrent que leurs corps sera enterré au pays d'origine. Ce choix s'explique en partie par le manque de carrés musulmans dans les cimetières français, et la difficulté d'y accomplir les rites d'enterrement propres à la culture de beaucoup de maghrébins, selon le respect des transmissions intergénérationnelles.
"L'endroit où je me sens le mieux est l'avion"
Toutefois, le sentiment d'ancrage et d'attachement à la France coexiste souvent avec la nostalgie du pays natal. D'où un "prix" à payer par des allers retours réguliers vers le pays natal. Ces va et viens incessants sont notamment le vécu de beaucoup de vieux maghrébins. Ces allers-retours accroissent parfois la difficulté à se "poser", comme l'avait remarqué Moncef Labidi, sociologue. Un aîné maghrébin lui a même confié que "L'endroit où je me sens le mieux est l'avion". De là, notamment, est née l'idée du Café social.
Créé il y a quatre ans à Paris [2] il a pour but de développer le lien. "Comme un grand appartement, le Café social offre un lieu où l'on peut boire un thé, jouer aux cartes, discuter", ainsi que l'explique son fondateur et directeur.
Les aînés d'origine étrangère se retrouvent en effet parfois à la retraite de façon prématurée, parfois de manière chaotique. Ils sont victimes d'invalidité, de maladie, de chômage ou de handicap.
"Rien n'a été prévu pour ces personnes tombées dans l'oubli. Elles n'ont pas de lieu pour leur permettre de sortir de leur isolement". Les structures administratives et sanitaires (tel que l'hôpital), les équipements culturels sont encore plus inadaptées à ces retraités. Ceci renforce bien souvent leur marginalisation et solitude : l'une de leurs grandes sources d'étonnement au Café social est de pouvoir accéder à une assistante sociale sans être noyés dans un environnement de paperasses
à remplir. "Nous prenons soin d'eux, nous les écoutons". Le Café social, est un espace chaleureux de rencontres. Les vieux immigrés, hommes ou femmes, peuvent trouver un accompagnement social et administratif. Leur carrière est souvent en dents de scie. Leurs problèmes de titres de séjour sont complexes. Mais, ils peuvent y partager des activités telles que le jardinage ou la lecture. Un tel lieu peut ainsi permettre à un vieil immigré de (re)trouver une image positive de soi. En effet, le passage à la retraite et l'éloignement du monde du travail majorent les difficultés d'identité, car "l'immigré est défini par son appartenance à la sphère du travail".
Actions citoyennes de vieux migrants à Mantes-la-Jolie
Mohammed Malki, le troisième intervenant de cette soirée a montré de son côté, comment des "anciens" d'origine immigrée pouvaient s'organiser, la retraite venant, pour mettre en ouvre des actions citoyennes. S'appuyant sur un exemple à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines, le fondateur de l'association Accordages [3] a apporté la preuve que des actions collectives pouvaient permettre à des vieux migrants de sortir de l'indifférence pour ouvrer dans l'innovation sociale. Ils ont monté des voyages au profit de jeunes ne partant jamais en vacances. Ils s'emploientà l'organisation des sorties sécurisées des écoles, pour éviter des accidents de la route. Ce civisme permet aux membres de ce "collectif des aînés" de se reconstruire une identité positive, sachant que celle-ci leur est octroyée par la considération des habitants des villes où ils résident. C'est aussi une façon de mieux se connaître entre eux, de partager et de gérer ensemble leurs problèmes spécifiques. "Une de leur motivations est également d'avoir un lieu de rencontre pour permettre aux personnes isolées de se retrouver".
Les expériences menées montrent l'importance d'un accompagnement pour que des immigrés vieillissants puissent élaborer leur propre projet de vie en tant que retraité, qu'ils puissent organiser une entraide mutuelle, mais aussi des actions permettant une valorisation de leur une présence au sein de la vie locale.
Laure Lasfargues et Jean-Yves Ruaux
[1] Café social : 7 rue de Pali Kao, 75020 ; tél. : 01 40 33 25 25.
[2] Accordages : www.accordages.com ; webmaster@accordages.com.
http://www.silverlife-institute.com/experiences-daily-life.r10117_l1.htm, expérience dans Dailylife